- PROCLUS
- PROCLUSDans la condition historique qui était la sienne, le génie propre de Proclus a conduit le néo-platonisme à ce point d’équilibre qu’on peut appeler classique. Entre la puissance inventive un peu désordonnée de Plotin, qui fonde l’école néo-platonicienne au IIIe siècle après J.-C., et l’analyse critique de Damascios, qui est son dernier maître à Athènes au VIe, Proclus apparaît comme son grand architecte.Situation de ProclusPour construire sa doctrine, Proclus dispose de matériaux plus abondants et plus divers que ses prédécesseurs. Sa documentation est considérable. Non seulement il hérite d’une tradition philosophique de dix siècles, dominée par le platonisme, à l’intérieur de laquelle les discussions sont vives, mais il se croit obligé d’accueillir des apports religieux qui se multiplient et deviennent plus exigeants au fur et à mesure que le christianisme accentue sa pression. Porphyre, moins réservé sur ce point que son maître Plotin, a entrepris une polémique contre le christianisme. Mais Jamblique, à son tour, reproche à son prédécesseur sa timidité et tente, dans son traité des Mystères d’Égypte , de justifier les antiques traditions orientales, dont sont issus, d’après lui, le pythagorisme et le platonisme lui-même. Désormais, un néoplatonicien doit tenir compte des écrits éclectiques d’Hermès Trismégiste , composés au IIe siècle, et du recueil des Oracles chaldaïques , édité par Julien le Théurge vers la fin du Ier. Proclus lui-même est curieux de tous les mythes et rites grecs et barbares, au point de se nommer lui-même le «hiérophante du monde entier». Il accueille donc une théologie, ou plutôt une mythologie très touffue, qu’il interprétera d’ailleurs librement. Il intègre la théurgie, ensemble de signes sensibles opératoires qui prétendent compléter la contemplation par une sorte d’initiation divine. Mais, tandis que Jamblique est plutôt compilateur et théologien, Proclus se préoccupe d’ordonner tous ces éléments à l’intérieur d’un système strictement rationnel.Cette tâche est immense, si l’on songe que du seul point de vue philosophique le néo-platonisme est déjà fort complexe. Bien entendu, le grand maître, c’est Platon, et le centre du platonisme, c’est le Parménide de Platon. Mais l’école croit pouvoir assimiler sous cette loi de multiples emprunts aristotéliciens et stoïciens (surtout en physique et en logique). Il n’est pas étonnant que les néo-platoniciens soient un peu accablés par une telle richesse, et que Proclus ait de la peine à tisser ensemble tant de traditions hétérogènes. Il en résulte par moments, dans son œuvre, une certaine surabondance ou une excessive subtilité. Toutefois, quiconque aura assez de patience pour dépasser ces défauts trop apparents s’apercevra que Proclus ne manque ni d’esprit de géométrie ni d’esprit de finesse.Le maître néo-platonicien et ses œuvresLa source principale de la connaissance de Proclus est sa biographie rédigée par son disciple Marinos. C’est un panégyrique qui insère tant bien que mal les faits et gestes du maître dans la hiérarchie néo-platonicienne des vertus. Proclus n’y apparaît pas seulement comme un sage, mais comme un saint, dont la piété est illustrée par de nombreux prodiges. Proclus est né à Byzance. Mais ses parents, étant originaires de Xanthos, en Lycie, le ramènent tout jeune en leur patrie. Il y reçoit sa première formation. Il poursuit ses études à Alexandrie, et, avant sa vingtième année, il se rend à Athènes afin de parfaire sa culture philosophique. C’est là qu’il est initié à «la mystagogie de Platon» par Plutarque et par Syrianos, à qui il succédera. Devenu maître de l’école platonicienne d’Athènes, il ne quittera plus cette cité, sauf pendant une année qu’il passera en Lydie, afin d’apaiser, semble-t-il, des oppositions politiques. Il est tout dévoué à ses élèves, mais la multiplicité de ses cours ne l’empêche pas de rédiger de nombreux ouvrages. Il est resté célibataire pour consacrer plus de temps à l’étude. Au surmenage intellectuel, il ajoute les pratiques austères que lui inspire son éclectisme religieux. Il meurt âgé de soixante-treize ans et est enterré auprès de Syrianos, au pied du Lycabette.Une partie notable de l’œuvre de Proclus est perdue. Mais ce qui reste est considérable, notamment le résumé d’un manuel abrégé de littérature (Chrestomathie ), un petit traité de physique (Institutio physica ), un ouvrage d’astronomie (Hypotyposis astronomicarum positionum ) et des Hymnes religieux; comme ouvrages philosophiques subsistent deux traités: l’un bref et dépouillé, écrit more geometrico (comme L’Éthique de Spinoza), les Éléments de théologie ; l’autre assez étendu et récapitulant la métaphysique entière de l’auteur, la Théologie platonicienne . Viennent ensuite six commentaires: sur le Parménide , le Timée , l’Alcibiade , la République , le Cratyle , le livre Ier des Éléments d’Euclide ; enfin, quelques fragments de notes sur les Oracles chaldaïques . Ajoutons les trois opuscules sur la Providence et le mal (De decem dubitationibus circa Providentiam , De Providentia et fato , De malorum subsistentia ).Esquisse doctrinaleOn ne peut évidemment pas comprendre les démarches de Proclus sans avoir présents à l’esprit quelques présupposés communs à tous les néo-platoniciens. Ceux-ci n’étudient pas Platon comme un penseur marquant une étape dans une évolution historique, mais comme un maître inspiré dispensant une sagesse éternellement vivante. Dès lors, il ne faut pas seulement l’interroger sur les questions qu’il a posées, mais aussi sur les problèmes qu’il n’a pas explicitement envisagés. Pour répondre aux difficultés qui ont surgi en d’autres temps que le sien, on dégagera les contenus implicites de ses thèses. Mais expliquer, c’est inévitablement prolonger et reprendre en sous-œuvre. C’est ainsi que les néo-platoniciens seront amenés à faire du platonisme une création continuée, à créer en cherchant seulement à commenter. On pourrait leur prêter le mot de R. Schaerer: «Le Platon des Anciens n’était que ce qu’il fut. Le nôtre est devenu ce qu’il était appelé à être.»Le néo-platonisme n’est pas n’importe quel platonisme. Il consiste essentiellement à interpréter d’une façon qu’on va préciser la seconde partie du Parménide de Platon et à assumer sous cette démarche l’ensemble de la pensée platonicienne. Le néo-platonisme mériterait dans ce sens d’être appelé «néo-parménidisme». Toutes les formes d’être et de non-être sont pour lui les modalités ordonnées de l’Un. Cette exégèse semble avoir été inaugurée par Plotin et avoir été poursuivie par les maîtres de l’école jusqu’à Damascios inclus. Elle définit donc ce courant de pensée. Ne sont dès lors néo-platoniciens ni les prédécesseurs de Plotin qu’on appelle «moyens platoniciens», ni les augustiniens, bien que ces philosophes aient accueilli plusieurs thèses platoniciennes ou néo-platoniciennes.Proclus a écrit le Commentaire du Parménide le mieux construit que l’on connaisse. Malheureusement cet ouvrage s’arrête à la fin de la première hypothèse. Il faut en deviner la suite en usant des indications que l’auteur donne çà et là et des reprises de la Théologie platonicienne . Le jeu dialectique du Parménide revient à explorer toutes les manières possibles d’affirmer l’un et de le nier. Neuf fois, on part de l’un et on y revient sous des points de vue différents et complémentaires. Ce sont les neuf hypothèses, semblables à neuf chemins rayonnant à partir d’un même centre. Nier l’un, c’est aboutir à la dissolution de l’esprit et des choses. S’il n’y a plus d’unité, il n’y a pas davantage de diversité, pas davantage de contradiction. C’est ce que signifient les quatre dernières hypothèses négatives.Mais poser l’un, c’est soulever plusieurs oppositions. Dans un sens (première hypothèse), l’un est trop un pour être affirmable, car la plus simple affirmation est relation et donc transgresse la simplicité pure, comme le répétera le Sophiste (245 b). On est ici à l’origine de la théologie négative et du non-savoir des mystiques, devant la nécessaire ineffabilité de l’absolu. Dans un sens opposé (cinquième hypothèse), l’un n’est pas assez un pour être affirmable, car, s’il est privé de toute détermination et de toute pluralité interne, il n’a plus que l’unité négative de l’absolue pauvreté et la réalité du vide, ce qui définit la matière. Maintenant, entre ces deux extrêmes, dont l’un est inaffirmable par excès et l’autre par défaut, s’insèrent plusieurs moyens termes qui sont réalisables. On peut combiner l’un et le multiple de façon à former un système ou un tout, soit en donnant à l’un la souveraineté, et c’est le monde intelligible (deuxième hypothèse), soit en accordant au multiple la prédominance, et c’est le monde empirique (quatrième hypothèse).Or, ces deux processus qui de façon antithétique mènent l’un au rien, et ces deux autres qui le conduisent à deux formes opposées de totalité, qui les effectue, les rassemble et les oppose? C’est encore un autre un qui éprouve en soi-même ces deux antithèses doubles, et qui ainsi leur échappe (troisième hypothèse). Cet un qui accumule les contradictions de l’unité et, en oscillant de l’un à l’autre, les dépasse dans une sorte de point neutre, c’est leur milieu ou médiation. Récapitulant extrêmes et moyens sans les confondre, cette médiation donne cohésion et connexion à l’ensemble. Telle est justement la fonction de l’âme qui est le lien de l’univers. Ainsi se construit l’univers de Proclus. Ainsi se construit du même coup n’importe quelle partie de l’univers. L’âme est le modèle de tout être. Tout esprit est une âme enveloppée, comme toute âme est un esprit développé et pleinement manifesté. En chaque être véritable s’opposent deux extrêmes et deux moyens termes enveloppés par une médiation. L’excès du rien et du tout s’y oppose et s’y joint au défaut du tout et du rien. Tel est le sens fondamental des nombreuses triades de Proclus. Le déterminant s’oppose à l’indéterminé et s’y concentre dans le mixte. Ainsi s’ordonnent: être, pensée et vie; substance, activité et puissance; circulaire, linéaire et hélicoïdal. La règle universelle de constitution est la contradiction de la présence et de la procession dominée par la conversion.Dès lors, la formation de l’univers se reproduit en chacun de ses points selon une perspective chaque fois différente. C’est le principe monadologique qui inspirera un jour Leibniz. Tout est en tout, répète Proclus, mais en chacun selon son mode propre. Mais nul être véritable ne se borne à réfléchir l’ordonnance totale. Chacun l’engendre tout entière et ainsi s’engendre soi-même, de même que dans la dialectique du Parménide chaque hypothèse revient à l’un pour en dérouler de nouveau les modes. La procession est donc totale et spontanée en chaque foyer de l’univers. Elle peut être continue; il n’y a pas de vide entre les êtres, parce qu’entre eux la différence n’est pas de contenu, mais seulement de déploiement et d’accent.
Encyclopédie Universelle. 2012.